“Encyclopédie”
ODRADEK
Vernissage 17. 10. 2019 18h – 21h
Exposition du 18. 10. 2019 au 09. 11. 2019
Vendredi et Samedi de 14h à 18h
35 Rue Américaine, 1050 Bruxelles
Le langage encyclopédique de Kiran Katara
Après avoir exposé chez ODRADEK ses encres en 2015, ses diagrammes en 2017, Kiran Katara nous invite maintenant à partager avec elle une étude encyclopédique.
Nous voici confrontés de façon méthodique à un ouvrage de « références » concernant un aménagement renvoyant à du « non-savoir ».
Un projet encyclopédique normal a pour but de rendre accessible le domaine des connaissances dans sa totalité. L’ambition intellectuelle de ce type d’ouvrage est d’embrasser tous les savoirs. Il ne peut donc qu’être ouvert et en évolution permanente. Il fait appel à des autorités incontestables. Le discours qu’il défend dit la vérité de toutes choses à partir de l’idée communément admise que le langage écrit est le moyen exact pour atteindre le réel.
Les recherches de Kiran Katara ne s’inscrivent donc pas exactement dans le cadre autorisé de l’encyclopédie et pourtant on y trouve la volonté de lister des éléments offrant des similitudes. S’y loge également un effort pour répertorier et organiser des ensembles pertinents. Ici l’artiste éprouve donc le même besoin de rangement référentiel que l’encyclopédiste. Son langage opère par recensement, les traits déployés présentent une nomenclature et les dessins révèlent un monde ordonné à la rigueur implacable. Il sera donc question dans son travail d’une collecte de dessins tirés de son imagination et du libre cours qu’elle donne à sa pensée. Mais autant en prendre conscience dès les premières planches de l’encyclopédie, rien ne nous invitera à passer au déchiffrage et à une explication sensée. Il n’y a pas de savoir objectif à gagner en parcourant l’articulation imaginaire de Kiran Katara.
A partir de feuilles de papier minutieusement sélectionnées et calibrées, la composition de signes peut avoir lieu. Celle-ci se déploie progressivement selon le rythme poétique d’une écriture en image. La main qui trace s’avère fiable et efficace car Kiran Katara, en tant qu’architecte, apprécie l’agencement topographique. Celui-ci va subir une reconversion et une torsion pour accueillir et s’ouvrir à l’assemblage de traits libérés de toutes obligations scientifiques, techniques et académiques. Kiran Katara a quitté sa charge de professeur. Déresponsabilisée, la main libère de nouvelles énergies intérieures qui sont amplifiées par la promesse de traces à venir. Consciencieusement, l’encyclopédiste-artiste recrée le monde en le recomposant, le restructurant, le réaménageant selon son rythme esthétique. Cette organisation radicale est paradoxalement conciliante et poétique. Il s’agit en somme de proposer une nouvelle fiction pour un texte-image articulé par des traits illisibles et indéchiffrables.
Il y a dans sa nomenclature une articulation se développant au fil des planches selon des séquences, variations, enchaînements, digressions, déclinaisons, qui ne perdra jamais de son mystère. Notre souci académique de connaissance étant frustré, l’artiste le reconduit et nous suggère alors de chercher ailleurs. Cet ailleurs imaginaire s’adresse à la part la plus irréductible de nous-mêmes, c’est-à-dire à notre altérité, que l’image poétique peut atteindre. Roland Barthes affirme : « Il y a une profondeur de l’image encyclopédique, celle-là même du temps qui transforme l’objet en mythe. Ceci amène à ce qu’il faut bien appeler la Poétique comme la sphère des vibrations infinies du sens, au centre de laquelle est placé l’objet littéral. On peut dire (…) qu’il n’y a pas une planche de l’Encyclopédie qui ne vibre bien au-delà de son propos démonstratif. Cette vibration singulière est avant tout un étonnement. »1
Les traces de Kiran Katara vibrent de toute l’énergie condensée dans l’acte poétique des trajets du pinceau effectués sur le papier.
L’artiste nous convie au plaisir de ne pas donner de signification habituelle ou commune à ce qui s’offre à notre regard. Cette esthétique du divers2 nous procure une certaine jouissance. Nous sommes gagnés par une philosophie du ravissement. Les traces soigneusement disposées sur le papier nous révèlent, tout en la maintenant, leur altérité. Leur mystère demeure intact, elles n’ont pas été dévoilées ni traduites, elles continuent leur cheminement ouvert à l’indicible, l’inénarrable et l’incertain.
Un rapprochement avec la bibliothèque confirme la vocation humaine la plus fondamentale d’inscrire sa mémoire en laissant des traces. Dans « la bibliothèque de Babel »3 Borges nous fait déambuler autour de rayonnages quasi infinis. Des livres de même taille, même nombre de signes, même calibre s’offrent à la lecture. Ils sont pour la plupart illisibles. L’enjeu et l’organisation hexagonale de la bibliothèque se trouve autre part, c’est-à-dire hors champ de la communication ordinaire. L’art nous fait voir autrement et Kiran Katara nous conduit de manière très évocatrice vers des expériences de listage et de référencement qui résistent à l’explication définitive. Même ses démonstrations mathématiques ou géométriques ne parviendront pas à combler notre besoin de certitudes. Nous resterons sur notre faim, inassouvis et ravis d’avoir participé au surgissement d’une trace.
Simone Schuiten
Notes :
1. R. BARTHES, « Image, raison, déraison » in B. GHEERBRANT, L’univers de l’Encyclopédie : Images d’une civilisation. Les 135 plus belles planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Paris 1964, p.14.
2. V. SEGALEN, Essai sur l’exotisme : Une esthétique du divers, Paris 1978, p. 38.
« L’exotisme n’est donc pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhension éternelle. Partons donc de cet aveu d’impénétrabilité. Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres ; mais au contraire réjouissons-nous de ne le pouvoir jamais ; nous réservant ainsi la perdurabilité du plaisir de sentir le divers. »
3. J.-L. BORGES, Fictions, Paris (1951) 2014.